lundi 3 février 2014

Egalité hommes-femmes, génie et conditionnement social : le cas du jeu d’échecs et des sœurs Polgar

La force physique ne joue aucun rôle aux échecs, jeu purement mental de calcul, de mémoire et de concentration. On pourrait donc croire qu’hommes et femmes ont le même niveau et disputent les mêmes compétitions. Eh bien pas du tout. Ah si, il y a les sœurs Polgar…

Une seule femme figure actuellement au Top 100 des meilleurs joueurs mondiaux de la Fédération Internationale des Echecs. A la 55e place. Et sur les 1444 Grands Maitres Internationaux d’échecs que compte la planète au 1er janvier 2014, on ne compte que 31 femmes pour 1413 hommes, soit une proportion de 2,1 %. 

Avec la meilleure volonté du monde et sans sexisme aucun bien sûr, comment ne pas conclure avec des statistiques aussi écrasantes à la supériorité naturelle du mâle dans les domaines du calcul, de la mémoire et de l’analyse logique?

D’ailleurs, aux échecs comme dans les autres disciplines sportives, les femmes disputent depuis toujours essentiellement des compétitions qui leur sont réservées et s'en trouvent fort bien...

Et puis, vous comprenez, la compétition sportive (comme la concurrence des cadres au sein de l'entreprise, d’ailleurs), cet ersatz de la guerre, est une affaire d’hommes et de testostérone… Bref, circulez.

Sauf que...


« Geniuses are made, not born. »

Laszlo Polgar est un pédagogue et joueur d’échecs juif hongrois né en 1946. Auteur dans les années 60 de « Bring Up Genius ! » (élevez des génies !), sa conviction fondamentale a été depuis toujours «geniuses are made, not born». Il décida, avec son épouse, de le démontrer sur ses propres enfants, en choisissant le jeu d’échecs comme discipline. Et histoire de corser davantage le défi, le hasard fit qu'il n'eut... que des filles!

Susan (née en 1969), Sofia (1974) et Judit (1976) furent donc élevées à la maison, malgré la résistance des autorités communistes hongroises, et entraînées comme des championnes dès l’âge de quatre ans.

Criant à la discrimination, Laszlo refusa ensuite que ses filles participent à des compétitions réservées aux femmes, se heurtant au scepticisme et à d’autres résistances car telle était la norme...


Le "mur du genre"

En 1984, à l’âge de 15 ans seulement, Susan devint la meilleure joueuse du monde, et resta ensuite dans le « Top 3 » mondial féminin pendant 23 ans. Elle fut aussi la première femme de l’histoire à franchir le « mur du genre », en se qualifiant pour le Championnat du Monde masculin en 1986, puis en conquérant le titre de Grand Maitre International chez les hommes en 1991.

Sofia devint à son tour Grand Maître International féminin (car les femmes ont leurs propres titres)… et Maître International chez les hommes.

Enfin, Judit devint en 1991 à 15 ans et 4 mois le plus jeune Grand Maître International "masculin" de tous les temps, battant le record de précocité du génie américain et ancien champion du monde Bobby Fischer, qui trente ans plus tôt avait pourtant affirmé que les femmes feraient mieux d'arrêter de jouer. Meilleure joueuse du monde depuis 1989, de très loin la meilleure joueuse de tous les temps, elle n’a jamais participé au championnat du monde féminin, tant sa supériorité chez les femmes est écrasante. Elle a poursuivi son ascension jusqu’à atteindre en 2005 la 8e place d’un classement mondial «masculin» enfin devenu mixte. Le tout après avoir accroché à son tableau de chasse en compétition un certain nombre de champions du monde masculins, y compris Kasparov, Karpov et le tout nouveau champion du monde Magnus Carlsen. Aujourd'hui, à 37 ans, elle est encore classée 55e.


Une exception qui devrait détruire la règle...

Si on ajoute que les trois sœurs ont l’air épanouies et équilibrées (certains critiques ont reproché à Laszlo Polgar d’avoir privé ses filles d’une enfance digne de ce nom), les exploits de la famille Polgar ont totalement battu en brèche bien des croyances sur les femmes et la compétition, bien au delà du jeu d’échecs, révélant le poids absolument accablant des stéréotypes et des préjugés collectifs. Ce poids perdure car les soeurs Polgar n'ont à ce jour guère fait d'émules, les filles ne représentant ainsi que 12% des enfants et les femmes 7% des adultes licenciés à la Fédération Française d'Echecs.

Leurs exploits ont aussi établi que tout enfant peut devenir un champion exceptionnel dans une discipline donnée, s’il est entraîné par des spécialistes de cette discipline depuis son plus jeune âge.

Judit, Susan et Sofia Polgar en 2011